L´ACCÈS DE L´ENFANT SOURD À LA PAROLE: UNE SITUATION PARTICULIÈRE DE BILINGUISME ENTRE UNE LANGUE GESTUELLE ET UNE LANGUE VOCALE
DANIELLE BOUVET
Université Lyon 2 (France)
Être sourd ne signifie pas ne pas parler mais seulement ne pas entendre. Si le tout petit enfant sourd ne peut s'approprier les paroles vocales produites autour de lui parce qu'il ne les entend pas, il n'a aucun handicap pour s'approprier la parole dans une langue visuelle-gestuelle comme en témoignent les études faites sur les enfants sourds de parents sourds: de tels enfants ont dans la langue gestuelle parlée par leur famille un développement du langage tout à fait semblable à celui des enfants entendants.
Mais dans 95% des cas, l'enfant sourd naît au sein d'une famille entendante où la langue vocale parlée ne peut lui parvenir du fait de sa barrière sensorielle. Lorsque les parents entendants sont informés que dans une langue gestuelle, leur enfant n'a aucun handicap pour se dire et comprendre la parole de l'autre, ils ont à cœur de lui donner une telle opportunité de parole et de connaître ainsi, comme tout parent, la joie d'accueillir les premiers mots de leur enfant, ceux-ci fussent-ils produits dans la modalité gestuelle.
Lorsque les parents entendants s'ouvrent ainsi à la réalité d'une langue gestuelle si nécessaire au développement du langage de leur enfant sourd, il se crée une situation de bilinguisme très particulière dont nous relèverons certains aspects:
- Ce ne sont pas les parents entendants qui peuvent transmettre la langue gestuelle à leur enfant. Il leur est nécessaire de recourir à une structure éducative où leur enfant avec d'autres enfants sourds puisse s'approprier une telle langue auprès de personnes elles-mêmes sourdes, ceci dans un climat de plaisir, de réussite et de communication heureuse, climat qui est la condition sine qua non d'une entrée harmonieuse de tout enfant dans le langage.
- L'enfant sourd ainsi de plain-pied avec la parole gestuelle sait ce que l'on fait quand on parle et découvre entre autres choses les processus d'identification à l'œuvre au sein de l'expression langagière, processus qui sont si importants pour le développement de sa personne et de son identité. Ayant ainsi pu s'identifier par la parole gestuelle à ses éducateurs sourds, la parole vocale est pour lui un moyen privilégié d'identification à ses parents entendants: désirant parler aussi "comme papa" ou "comme maman", il investit la parole vocale de toute une charge de désir, de plaisir et même d'enchantement.
- Pour répondre au désir de l'enfant de parler comme ses parents entendants, une éducation bilingue s'impose dès le départ en lui proposant parallèlement les deux langues que sont la langue gestuelle et la langue vocale et qui sont autant valorisées l'une que dans sa famille et dans l'équipe pédagogique qui l'accueille. C'est alors avec une réelle soif d'apprendre que l'enfant participe aux séances d'orthophonie et aux "classes de langage" en langue vocale qui lui sont proposées.
L'apprentissage de la langue écrite est une partie importante d'un tel programme d'éducation bilingue dans lequel les livres d'histoire tiennent une grande place puisqu'ils sont au départ des interactions de communication dans chacune des deux langues utilisées, (cf. La Parole de l'Enfant. Pour une éducation bilingue de l'enfant sourd, Paris, P.U.F., 1989). L'entrée de l'enfant dans l'écrit est pour lui l'occasion de découvrir les différences de structure entre les deux langues qu'il s'approprie, ainsi, cherchant à traduire en langue gestuelle ce qu'il lit, il trouve tout à fait inadaptée une traduction gestuelle mot à mot faite en "français signé" qui ne respecte donc pas l'organisation syntaxique de la langue gestuelle. (À ce propos nous dirons quelques mots de la façon dont s'établit en famille une communication facilitée par le "français signé" lorsque sourd(s) et entendants vivent sous le même toit).
- Parler de bilinguisme dans le cas des enfants sourds, c'est parler d'un bilinguisme entre deux langues de modalité différente dont l'une seulement leur est directement accessible. La connaissance et la manipulation d'une langue qui leur est naturelle est fondamentale pour leur accès à la langue vocale dans ses modalités orales et écrites. Or, c'est seulement dans une étroite collaboration entre des pédagogues sourds et des pédagogues entendants que peut être assurée une telle acquisition bilingue du langage.
- Ni idole, ni tabou, la langue gestuelle est un bien inestimable dans la vie de l'enfant sourd, un bien que ne peut égaler aucune technique ni aucun système de communication. En lui permettant d'accéder sans aucune entrave au langage et à ses catégories d'organisation syntaxique et pragmatique, la langue gestuelle est le passage obligé par lequel il doit passer pour s'approprier au mieux la parole vocale et être de plain-pied avec le monde de l'écrit.