LANGUES ET DÉVELOPPEMENT: AGIR SUR LES RÉPRESENTATIONS ?
LOUIS-JEAN CALVET
Université de Provence (France)
On a beaucoup souligné l'importance des langues grégaires, ou vernaculaires, dans la lutte pour le développement. La transmission des savoir et des savoir-faire nécessaires à ce développement passe en effet par les langues, et de nombreuses évaluations, en particulier en Afrique, indiquent que les langues "nationales", que les élèves dominent déjà avant d'aller à l'école, sont plus efficaces que la langue officielle, dont l'utilisation en début de scolarisation implique deux apprentissages simultanés, celui du moyen d'enseignement, le français, l'anglais ou le portugais en Afrique, et celui des contenus.
L'introduction dans la vie officielle des langues "moins parlées", "minoritaires", "grégaires", peu importe la façon dont on les nomme, a été réalisée dans des situations variées, qui vont du modèle catalan (une langue dominée unique imposée face à une langue jusque là dominante) au modèle indonésien (une langue véhiculaire, minoritaire, le malais, imposée face à l'ancienne langue coloniale et au plurilinguisme endogène comprenant une langue dominante, le javanais), en passant par des situations intermédiaires, dont nous pourrions esquisser une typologie, ce qui n'est pas notre propos. Ce qui nous retiendra ici, c'est que ces démarches se situent toujours à deux niveaux: in vitro, dans les bureaux des décideurs, et in vivo, dans la pratique des locuteurs. Lorsque les solutions avancées in vitro vont dans le sens des pratiques in vitro, les opérations réussissent en général. Les problèmes commencent lorsque les locuteurs ne veulent pas des décisions prises par les politiques, et l'on va alors le plus souvent à l'échec. Ce fut par exemple le cas de la Guinée à l'époque de Sékou Touré, et l'analyse des raisons de l'échec est ici importante car elle peut nous permettre d'éviter à l'avenir les erreurs qui ont été commises.
C'est dans ce souci que l'on présente ici une approche théorique du couple pratiques et représentations linguistiques.
La notion d'insécurité linguistique, avancée par William Labov, présentait au moins deux limitations importantes: elle ne s'appliquait qu'à des situations monolingues (dans son cas, l'anglais) et elle ne servait qu'à illustrer le rôle joué par une classe sociale particulière dans le changement linguistique. C'est-à-dire que Labov ne prenait en compte que l'insécurité linguistique formelle de la petite bourgeosie. Or les représentations produisent de la sécurité/insécurité dans différents domaines: forme, statut, image et fonction identitaire des langues, et le croisement de ces différents paramètres nous donne une typologie des situations représentatives permettant de mieux cerner les situations sociolinguistiques. Lorsque l'on sait que ces représentations agissent sur les pratiques, qu'elles sont l'un des moteurs du changement, on comprend le rôle qu'elles peuvent jouer dans la planification linguistique. En ajoutant à cette typologie les notions de sécurisation et d'insécurisation (car l'insécurité n'est pas innée, elle est acquise, produite par le social) on en arrive, après avoir proposé un modèle théorique des rapports entre pratiques et représentations linguistiques, à la question posée dans le titre: peut-on agir sur les représentations, lutter par exemple contre les forces d'insécurisation, pour faciliter in vivo les choix de politique linguistique effectués in vitro.