PLANIFICATION LINGUISTIQUE, DROIT À LA LANGUE ET DÉVELOPPEMENT
ROBERT CHAUDENSON
Université de Provence (France)
Si l'on considère qu'il y a, dans le monde, environ deux cents Etats et, donc, un nombre de langues officielles à peu près comparable, dans la mesure où, si certains Etats en ont plusieurs, d'autres se sont donnés la même, et si, par ailleurs, on prend acte qu'on dénombre environ cinq mille langues sur la terre (ce chiffre est très discutable, mais c'est l'ordre de grandeur qui importe ici), on comprend facilement que les planifications linguistiques (étatiques, en général) ne peuvent que laisser l'immense majorité des langues au bord du chemin.
Les lieux où se posent avec le plus d'acuité les problèmes qui réunissent les trois termes qui fournissent son titre à cette intervention (planification linguistique, droit à la langue, développement) sont naturellement les Etats du Sud, puisque, dans la plupart des Etats du Nord, une évolution socio-économique plus ancienne a déjà imposé des formes de solutions.
Les Etats africains offrent les cas les plus évidents; l'accès à l'indépendance, à partir du début des années 60 pour les Etats francophones qui seront pris comme référence principale, a consacré à peu près partout le français comme langue officielle. Ce choix de la langue du colonisateur, qui a été aussi celui de la plupart des Etats anglophones ou lusophones, ne résultait pas de manoeuvres sournoises des anciennes puissances coloniales, mais plutôt de nécessités politiques et pratiques. Il s'accompagnait d'un plan de développement des systèmes éducatifs (moyen majeur de diffusion des langues officielles) qui devait conduire à une scolarisation totale prévue pour 1980. En l'espace d'une génération, on pensait ainsi garantir à tous les citoyens de chaque Etat l'accès à l'école et, du même coup, à la langue officielle.
L'objectif visé garantissait donc le droit à la langue, chaque citoyen d'un Etat ayant à la fois l'usage de sa langue «vernaculaire» (ou ethnique, grégaire, etc.) et à la langue officielle (celle de l'administration, de la justice, de l'information, de l'éducation, etc.). Le problème est que l'évolution a été bien différente. L'évolution des taux bruts de scolarisation primaire en Afrique subsaharienne est significative; en 1960, ils sont de 50% pour les garçons et de 30% pour les filles: aujourd'hui, ils sont respectivement de 75% et de 65%; pour le secondaire, les chiffres sont 22% et 15%; il y a actuellement en Afrique subsaharienne 218 millions d'analphabètes (Données IIPE UNESCO). On ne peut pourtant pas mettre en cause les Etats africains puisque, en 1992 par exemple, ils ont consacré 5,7% de leur Produit National Brut à l'enseignement, alors que l'Europe ne lui a accordé que 5,2. Ces statistiques éducatives sont d'ailleurs à considérer avec beaucoup de prudence, car si elles peuvent peut-être donner une certaine idée des taux de scolarisation (en l'occurrence il s'agit de taux bruts qui peuvent donc dépasser 100%), elles ne prennent nullement en compte les résultats qu'obtient l'éducation. En effet, l'immense majorité des élèves, qui se voit limitée à l'école primaire, ne la quitte pas en ayant dans la langue officielle des compétences suffisantes.
La conséquence est que la plupart des citoyens de ces Etats n'ont qu'un accès limité ou nul au français; ils se trouvent privés de ce fait de la plupart des droits que garantit pourtant la Déclaration universelle des droits de l'homme dont les Etats sont signataires par leur adhésion aux Nations Unies. On a beaucoup parlé en Afrique de la démocratisation, rendue possible par la fin de la rivalité Est-Ouest qui, elle-même, rendait inutiles pour le Nord dictateurs et républiques populaires; le droit de vote n'a pourtant guère de sens s'il ne s'accompagne pas de l'exercice effectif d'autres droits qui sont liés à lui (droit à l'éducation ou à l'information) ou qui sont tout aussi essentiels que lui (droit au travail ou à la santé).
Le plurilinguisme de bien des Etats africains, même si on privilégie les langues régionales et véhiculaires, ne rend pas sérieusement envisageable d'officialiser et d'aménager de multiples langues africaines; outre les obstacles économiques, le choix de ces langues pose des difficultés politiques considérables. Par ailleurs, que la langue officielle soit le français, une autre langue européenne ou une langue africaine, se pose, toujours et partout, le problème majeur de sa diffusion massive auprès de populations qui, si elles l'ignorent, se trouvent privées de leur droit à son usage comme de l'accès au développement humain.
Sans tomber dans des cyber-rêveries, on peut raisonnablement penser que l'espace audio-visuel (à défaut du cyber-espace) constitue un lieu privilégié de l'aménagement linguistique dans la perspective du développement et dans le respect des droits linguistiques.
Il est en effet propre à permettre, dans un même espace et à travers des médias différents (radio, télévisions herzienne et satellitaires, vidéo), la coexistence de langues multiples, tout en évitant la plupart des problèmes et des coûts d'aménagement liés à la graphisation et à l'instrumentalisation des langues; par ailleurs, l'espace audio-visuel permet une adaptation extrême à une multiplicité de fonctions comme de publics, ce qui en fait, avec d'immenses économies d'échelle, un outil de développement particulièrement efficace et adapté aux situations africaines.