LE JEU DES LANGUES DANS LES FAMILLES BILINGUES D'ORIGINE ÉTRANGÈRE

CHRISTINE DEPREZ
Université René Descartes-Sorbonne (France)


Les bilinguismes urbains d'origine migratoire sont actuellement très étudiés. Les pratiques familiales sont soigneusement observées, car c'est bien dans la transmission de la langue maternelle des parents que se constitue le bilinguisme des enfants. Mais les observations menées "in vivo" questionnent souvent les modèles théoriques qui nous sont familiers (diglossie, domaines).

Les bilinguismes urbains en Europe du Nord se caractérisent par une grande diversité de langues (persan, penjabi, chinois, turc, croate) et de situations (émigrés, réfugiés, étudiants, couples mixtes, etc.). Etudiée cas par cas, chaque famille ne s'insère que partiellement dans nos systèmes de catégorisations et bouscule souvent nos idées reçues. Notre enjeu sera donc ici, à partir des enquêtes menées à Paris, de tenir un discours qui ait une certaine portée générale mais qui n'écrase plus les spécificités de chacun.

Le parler familial est un parler bilingue
- Dans la plupart des familles (75 %), la langue maternelle des parents est parlée, non plus seule, mais conjointement avec le français. Pourtant les 2/3 des enfants déclarent parler bien ou assez bien la langue de leurs parents.
- La famille est le lieu d'une "double médiation". Les parents transmettent leur langue, mais à leur tour les enfants apportent le français à la maison et parfois l'apprennent à leur mère: la famille est alors le lieu non plus seulement de la transmission de la langue des parents mais celui d'un véritable échange de langues entre générations.
- La stricte répartition "une langue/une personne" ne fonctionne pas plus, au quotidien, que la répartition par domaine ou par thèmes. Des modalités d'affectation préférentielle (de l'ordre du "plutôt") sont à envisager.

Le brouillage des frontières
La famille en France n'est qu'un des lieux d'apprentissage de la langue maternelle, I'autre étant le pays d'origine où s'effectue le ressourcement linguistique et la confrontation avec la norme monolingue actuelle. Obligé de parler avec les monolingues de "là-bas" (grands parents, cousins, voisins) I'enfant construit un solide bilinguisme fonctionnel. Paradoxalement, au cours des vacances, les habitudes françaises se maintiennent et les enfants qui parlaient français entre eux continuent à le faire au Portugal.

D'autre part, en France, le parler bilingue sort du domaine privé: il s'entend dans les lieux publics (métro, supermarchés, bibliothèques, radios). Il est aussi revendiqué par des humouristes et par certains groupes musicaux.

Le jeu des langues dans les conversations
L'alternance des langues apparaît en premier lieu comme une nécessité fonctionnelle: elle comble l'asymétrie des répertoires entre générations. Cependant la fluctuation des langues observée dans les conversations courantes, quelles que soient ses modalités, relève bien moins de la prise en compte de l'incompétence que de l'appropriation d'un double registre et de la mise en jeu d'une véritable polyphonie: à la pluralité des voix entendues correspond celle des locuteurs et de leurs intentions, c'est à dire à la fois le jeu des alliances conversationnelles et celui des modalisations expressives. A ce titre, le changement de langue (comme changement de forme) est considéré comme un signe à interpréter en situation (ex. de Raymonda).

Les représentations du parler familial bilingue:
Rattaché à l'idée d'une confusion entre les idiomes ou d'une dégradation de la langue originelle, le parler bilingue fait l'objet d'une représentation négative de la part des autochtones monolingues des deux pays, représentation souvent intériorisée par les bilingues eux-mêmes. Cependant dans les entretiens les plus récents, on voit apparaître des signes de changement dans:
a) le mode d'appellation par néologie: un "mix", le "fran-yougo", etc.,
b) la revendication de la normalité de ce parler et de son caractère naturel, à côté des usages monolingues des langues qui le constituent,
c) la maîtrise déclarée du sujet sur ce jeu et la conscience de ses effets.

En conclusion: Le lien postulé par la sociolinguistique entre forme et fonction des langues se retrouve ici. Dans les migrations urbaines, caractérisées par la circulation des personnes et des langues, où les enjeux territoriaux et identitaires ne sont plus les mêmes que dans les situations diglossiques, le parler "mixte" s'impose comme mode de communication à part entière dans les familles bilingues. Pour les jeunes confrontés à un environnement cosmopolite et à une école linguistiquement monolithique, il reflète et construit à la fois une réalité et une identité, éphémère peut-être, mais neuve.